Napoléon

Mauer
Cet été je suis retourné à Berlin. Je n’y étais jamais retourné depuis la chute du mur. Ce mur si pesant au milieu de la ville imposait sa présence. Il était impossible de le taire, quelque soit le quartier, il était là, au bout de la rue, coupant les rails oubliés du tramway. Pesant par son emprise militaire omniprésente, miradors, soldats, check-point, le mur privait d’un espace de liberté, plutôt d’un espace pour respirer. « Ick bin ein Berliner » avait lancé JFK du haut d’une estrade près du mur. Ces estrades, parsemées le long du mur me donnaient le frisson. Je m’y étais aventuré une fois, peut-être deux fois… Mais voir de l’autre côté, des soldats impassibles, armés comme pour un temps de guerre, des soldats du même âge, si jeune, avec un regard froid voire soupçonneux qui vous scrutait jusqu’aux os, voir ces soldats derrière le mur me tétanisait. Découvrir, juste de l’autre côté, le morceau de rue qui se prolongeait, vous rappelait une amputation. Non, l’amputation serait la perte d’une extrémité, non, c’était une blessure béante, au milieu, un sectionnement, c’était beaucoup plus qu’une amputation. Il y avait ce fameux Check-point Charlie encore plus angoissant. C’était un point de passage obligé pour se rendre de l’autre côté. Mais quel point ! C’était surréaliste mais bien réel. Décrire le ressenti lors du passage dépasse mes mots. Une angoisse montait au fur et à mesure que l’on avançait dans cette rue du quartier américain, au premier poste de soldat américain, la respiration se tend, le corps en concentration se prépare comme pour un départ du 100 mètres. Puis la chicane, les miradors, les soldats aperçus depuis l’estrade, ce que l’on appelait les « Vopos », VolskPolizei, la police du peuple…contrôlait servile, l’asservissement de la ville. Le mutisme envahit l’habitacle, même le moteur est silencieux. L’atmosphère est surannée, aucune respiration, la tension est à son comble. Le corps est aux aguets, tous les sens se contractent, le visage se ferme, l’oeil se met en mode rafale, et chacun se donne un air de ne rien voir. Fin de la chicane, le corps refuse de se détendre, seule la respiration se lâche, le moteur ose à peine ronronner. Il fallait quelques minutes, plus encore, après avoir tourné à droite, hors de vue du mur, une éternité avant que nous puissions à nouveau parler, j’allais dire librement. Il y avait aussi un mur plus rebelle. Celui du centre où les premiers tags apparaissaient, comme pour défier son autorité, son austérité. Cela peut vous paraître anodin, mais cela ne l’est pas. A l’époque, les tags étaient encore très rares, ils n’avaient pas envahi les grandes villes de leur stigmate accrocheur. C’était un espace de liberté sur un instrument privant de liberté. La sensation qui s’en dégageait était presque jubilatoire, un vrai pied de nez. Quand au détour d’un de ses méandres tu apercevais l’envers et l’endroit, cela faisait penser à une pub pour la lessive, avant, après, un côté gris neuf et vierge, de l’autre un côté frondeur et coloré… Dans le quartier français, une inscription prémonitoire « murmure d’un mur mort ». Hors du centre ville, le mur imposait sa silhouette trop propre. Je ne manquais pas, avec une certaine espièglerie, de jeter un oeil à travers le mur dans quelque fissure, un regard librement volé, quelques épis de blé, un coquelicot, et au loin, la cité. Je ne sais pas si ce mur a orienté plus tard certains de mes comportements. A y regarder de plus près, je crois que oui, je ne sais pas dire non. Les vrais murs que l’homme construit, rares mais trop nombreux, rappellent inexorablement la vraie nature humaine. Les murs que l’homme bâtit sont d’abord dans les têtes. Ceux-là ne sont pas rares, ceux-là se construisent chaque jour. Le plus souvent ils sont érigés sur les fondations de la différence de l’autre, différence de culture, de religion; différence d’appréciation, d’éducation; différence de pensée, d’intérêt; différence de perception, d’appréhension, différence de sentiments, d’intensité, toutes les différences. Ces murs là dressés dans les têtes sous l’impulsion d’un moment sont aussi durs et injustes. Ces murs là sont devant vous, en vous, les sentiments plus que la raison les ont bâtis. Vu d’ailleurs ils font sourire, vu d’ici ils font pleurer. Seul le vent l’emportera, et quelques gouttes de pluie aussi.

6 réflexions au sujet de « Napoléon »

  1. @Jeanne
    Merci

    @Aude
    Oui, pas assez de ponts

    @Cristal
    Merci

    @Bullet
    Moi, je ne l’imaginais pas avant, c’est difficile à décrire, mais çà te prend là, au fond!

    @Funambule
    N’est-ce pas, et en plus ils ne se voient pas !

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