Premières fleurs

Il faisait beau, très beau même.FleursStPE

C’était la première fois.

Le choix de l’endroit m’avait surpris et je suis loin d’être sûr que tu aies exprimé ce souhait avant de partir. D’ailleurs, tu ne voulais pas partir.

Un jour de janvier tu avais voulu jouer les écureuils. La partie se jouait en sept vies et tu les avais déjà toutes utilisées, sans même le savoir.

Un octogénaire de 8 ans ne s’embarrasse pas d’une telle comptabilité, alors tel l’écureuil éveillé par un rayon de soleil hivernal, tu avais une dernière fois sautillé malicieusement près de la cime des arbres.

Ce matin, il fait beau, très beau même.

Entre les tombes, des fleurs des champs, semées au crépuscule de l’été avaient embelli tous les espaces et donnaient un air champêtre et sauvage à ce jardin tout particulier. Tu aurais sans doute aimé. Le journal local en avait fait d’ailleurs une chronique de circonstance en cette veille de la Toussaint. Quelques âmes chagrines s’étaient minutieusement affairées pour enlever toutes traces de ce tapis floral autour de leur tombe respective pour redonner un air sérieux et austère à leur parterre. J’avais souri.  La tienne était bordée de jolies fleurs blanches indisciplinées.

En toute simplicité.

A mon papa.

Chat blanc

Un chat blanc
C’est rare un chat blanc
Un chat tout noir
C’est plus courant
Mais c’est moins blanc
Un chat noir, c’est souvent
Pas toujours
Selon la croyance populaire
Un signe de malheur
Un maléfique le greffier
Ou un compagnon des sorcières
Mais ce ne sont que des billevesées
Moi, je connais une vraie sorcière
Qui a un chat pas du tout noir
Ni blanc d’ailleurs
Qui se prend pour une peluche
J’ai surpris, l’autre jour,
Un chat blanc
Sur les étagères
C’est très curieux un chat
Surtout les très jeunes chats !
Mais que faisait-il à musarder
Entre les pots de confitures
Je ne sais pas trop
Un chat parmi les pots
A peine plus gros
Hop ! le flibustier à l’aventure
Sur le sol fait rouler
Un pot tout rond qui a chu
Et dans sa chute, improbable probabilité
Le pot est resté intact et entier
Sur le sol il roule et il doit son salut
A une petite plume blanche et noire
Qui aura amorti le choc inouï
Une étiquette blanche mais jaunie
Le regard surpris
Une pupille toute ronde d’un jeune chat blanc
« confiture de figue » à la main est-il écrit
Quelques années d’âge, d’une année millésimée
La confiture se mange dans l’année disait ma grand-mère
Le chat blanc s’est empressé, la surprise passée
De jouer avec le pot, tel un trophée de chasse
Avant qu’il ne le casse,
Ou ne transforme l’étiquette en fanfreluche,
Je vais le lui chiper 🙂
Mmmhmmmm! à déguster !
Et les années n’y ont rien changé
Ma grand-mère s’était trompée.

Ma main est ta main

lle le regarda bien dans les yeux. Puis elle baissa le regard sur la première page de la lettre, papier de riz, encre noire.
– Mon seigneur bien-aimé,
Dit-elle
-n’aie pas peur, ne bouge pas, garde le silence, personne ne nous verra.
Reste ainsi, je veux te regarder, je t’ai tellement regardé, mais tu n’étais pas pour moi, et à présent tu es pour moi, ne t’approche pas, je t’en prie, reste comme tu es, nous avons une nuit pour nous seuls, et je veux te regarder, jamais je ne t’ai vu ainsi, ton corps pour moi, ta peau, ferme les yeux, et caresse-toi, je t’en prie,
dit Madame Blanche, Hervé Joncour écoutait
n’ouvre pas les yeux, si tu le peux, et caresse-toi, tes mains sont si belles, j’ai rêvé d’elles tant de fois que je veux les voir maintenant, j’aime les voir ainsi, sur ta peau, continue je t’en prie, n’ouvre pas les yeux, je suis là, personne ne peut nous voir et je suis près de toi, caresse-toi mon bien-aimé seigneur, caresse ton sexe, je t’en prie, tout doucement,
elle s’arrêta, Continuez, je vous en prie, dit-il,
elle est belle, ta main sur ton sexe, ne t’arrête pas, j’aime la regarder et te regarder, mon bien-aimé seigneur, n’ouvre pas les yeux, pas encore, tu ne dois pas avoir peur, je suis près de toi, m’entends-tu ?je suis là, à te frôler, c’est de la soie, la sens-tu ? c’est la soie de ma robe, n’ouvre pas les yeux et tu auras ma peau,
dit-elle, lisant doucement, avec la voix d’une femme-enfant,
tu auras mes lèvres, quand je te toucherai pour la première fois ce sera avec mes lèvres, tu ne sauras pas où, à un certain moment tu sentiras la chaleur de mes lèvres, sur toi, tu ne sauras pas où si tu n’ouvres pas les yeux, ne les ouvre pas, tu sentiras ma bouche, tu ne sauras pas où, tout à coup,
il écoutait, immobile, de la pochette de son complet gris dépassait un mouchoir blanc, immaculé,
ce sera peut-être dans tes yeux, j’appuierai ma bouche sur tes paupières et sur tes cils, tu sentiras la chaleur pénétrer à l’intérieur de ta tête, et mes lèvres dans tes yeux, dedans, ou bien ce sera sur ton sexe, j’appuierai mes lèvres, là, et je les entrouvrirai en descendant peu à peu,
dit-elle, et sa tête était penchée sur les feuilles, et elle effleurait son cou du bout des doigts, lentement,
je laisserai ton sexe ouvrir ma bouche, pénétrer entre mes lèvres, presser contre ma langue, ma salive descendra le long de ta peau jusque dans ta main, mon baiser et ta main, l’un et l’autre mêlés, sur ton sexe,
il écoutait, il tenait son regard fixé sur un cadre d’argent, vide, accroché au mur,
et puis à la fin je baiserai ton coeur parce que je te veux, je mordrai la peau qui bat sur ton cœur parce que je te veux, et quand j’aurai ton coeur sous mes lèvres tu seras à moi, vraiment, avec ma bouche dans ton coeur tu seras à moi, pour toujours, si tu ne me crois pas alors ouvre les yeux mon bien-aimé seigneur et regarde-moi, je suis là, quelqu’un pourra-t-il jamais effacer cet instant, mon corps que la soie ne recouvre plus, tes mains qui le touchent, tes yeux qui le regardent,
dit-elle, et elle s’était penchée vers la lampe, la lumière éclairait les feuilles et passait à travers sa robe transparente,
tes doigts dans mon sexe, ta langue sur mes lèvres, toi qui glisses sous moi, et prends mes hanches, et me soulèves, et me laisses glisser sur ton sexe, doucement, quelqu’un pourrait-il effacer cela, toi qui en moi lentement bouges, tes mains sur mon visage, tes doigts dans ma bouche, le plaisir dans tes yeux, ta voix, tu bouges lentement et cela me fait presque mal, mon plaisir, ma voix,
il écoutait, il se tourna à un moment pour la regarder, la vit, voulut baisser les yeux mais ne le put,
mon corps sur le tien, ton dos qui me soulève, tes bras qui ne me laissent pas partir, les coups à l’intérieur de moi, la violence et la douceur, je vois tes yeux chercher les miens, ils veulent savoir jusqu’où me faire mal, jusqu’où tu veux, mon bien-aimé seigneur, il n’y a pas de fin, cela ne peut finir, ne le vois-tu pas ? personne jamais ne pourra effacer cet instant, pour toujours tu lanceras ta tête en arrière, en criant, pour toujours je fermerai les yeux, laissant mes larmes se détacher de mes cils, ma voix dans la tienne, ta violence à me tenir serrée, il n’y a plus de temps pour fuir ni de force pour résister, cet instant-là devait être, cet instant est, crois-moi, mon bien-aimé seigneur, et cet instant sera, maintenant et à jamais, il sera, jusqu’à la fin,
dit-elle, dans un filet de voix, puis elle s’arrêta.
Il n’y avait pas d’autres signes, sur la feuille qu’elle tenait à la main : la dernière. Mais quand elle la retourna pour la poser, elle vit au verso quelques signes encore, soigneusement alignés, encre noire au centre de la page blanche. Elle leva le regard sur Hervé Joncour. Ses yeux la fixaient, et elle comprit que c’étaient des yeux magnifiques. Elle regarda à nouveau la feuille.
– Nous ne nous verrons plus, mon seigneur.
Dit-elle.
– Ce qui était pour nous, nous l’avons fait, et vous le savez. Croyez-moi: nous l’avons fait pour toujours. Gardez votre vie à l’abri de moi. Et n’hésitez pas un instant, si c’est utile à votre bonheur, à oublier cette femme qui à présent vous dit, sans regret, adieu.
Elle continua quelques instants à regarder la feuille, puis la posa sur les autres, à côté d’elle.

Extrait: « Soie » de Alessandro Baricco

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